35
Floyd et Auger prirent pied sur le sol incliné du troisième étage de la tour Eiffel. Au-dessus de leurs têtes, les mouvements ininterrompus des nuages donnaient l’impression vertigineuse que toute la structure avait choisi ce moment précis pour s’effondrer. Floyd n’avait jamais aimé les hauteurs, et l’endroit semblait propice à tous les cauchemars de vertige qu’il avait pu faire. Ils marchaient sur un plan incliné glissant, plein d’obstacles, de trous et de points faibles, à près de trois cents mètres dans les airs… au milieu d’un tourbillon… engoncés dans des costumes lourds et encombrants qui limitaient leur champ de vision et rendaient maladroit chacun de leurs pas et de leurs gestes. Sans compter qu’ils transportaient quatre énormes caisses pleines de livres, de journaux et d’enregistrements phonographiques.
— Ça va, Floyd ? demanda Auger.
Sa voix, retransmise dans le casque du scaphandre que la Slasher appelée Cassandra venait de lui verrouiller sur la tête, lui paraissait étrangement stridente.
— Disons que la dernière fois que je me suis levé je n’avais pas spécialement envisagé de me traîner sur la carcasse dévastée de la tour Eiffel…
— Allez, Floyd, essayez de prendre les choses du bon côté. Vous imaginez les histoires formidables que vous pourrez raconter à vos petits-enfants ?
— J’imagine surtout la partie de plaisir que ce sera de trouver quelqu’un qui voudra bien me croire.
Avec un gémissement audible et très consternant d’acier torturé, le pont bascula et son inclinaison s’accrut brutalement. Des débris épars glissèrent vers eux en crissant sur les surfaces métalliques. Floyd plongea, lâchant la caisse qu’il trimbalait. Une traverse glissa et la heurta par le côté, l’entraînant dans sa course. Il chercha désespérément une prise afin de se rattraper et d’éviter de finir comme la caisse, qu’il regarda dériver jusqu’au bord de la plate-forme et plonger dans le vide, répandant, au-dessus de Paris, son contenu de livres, de journaux, de magazines et de disques.
— Floyd ! Ça va ? hurla Auger.
— Moi, ça va, mais je viens de perdre l’une des caisses !
Il l’entendit jurer, puis ravaler sa colère.
— On n’y peut rien. Mais toute cette structure semble sur le point de flancher. Ça doit être le poids des vaisseaux.
Des éclairs stroboscopiques flashèrent sur l’horizon, plus intenses que jamais.
— On dirait une méchante tempête électrique, observa Auger. J’aimerais bien être repartie d’ici avant qu’elle ne soit sur nous.
— Moi aussi, dit Floyd avec conviction, en se relevant. J’ai assez profité de la vue pour toute ma vie. C’est très surfait, d’ailleurs.
Floyd vit un escalier incliné se déployer à partir de l’éperon d’argent du vaisseau de Caliskan. Une silhouette en scaphandre se pencha depuis le haut de la rampe, leur fit signe d’approcher avec sa main gantée. Puis la silhouette commença à descendre les marches et rencontra Auger à mi-chemin. Celle-ci lui tendit la première de ses deux caisses, attendit pendant qu’il la chargeait dans le vaisseau, puis lui remit la seconde. Ensuite, elle revint vers Floyd et l’aida à déposer la caisse restante. Il la rejoignit sur l’escalier et reconnut le visage de l’homme en scaphandre : il l’avait vu sur les écrans des Slashers. Caliskan.
Celui-ci les fit monter à bord par un sas à peine plus grand qu’un placard. La porte extérieure se referma, faisant taire la tempête, comme quand on soulève l’aiguille d’un phono. Les caisses étaient empilées dans un coin, telles des ordures attendant d’être jetées.
Lorsqu’ils eurent franchi la porte intérieure, Caliskan enleva son casque et leur fit signe de l’imiter.
— Vous avez réussi, dit-il en remettant un semblant d’ordre dans ses cheveux avec ses mains. C’était un peu juste, hein ?
— Je pourrais parler à Cassandra ? demanda Auger. Je voudrais lui dire qu’elle peut repartir.
— Bien sûr, répondit Caliskan en les faisant entrer dans la partie avant, étroite, de son petit vaisseau.
Ce n’était que tuyaux, montants d’acier et plaques de métal nu, et à peu près aussi chaleureux et confortable que l’intérieur d’un sous-marin de poche.
— Le canal est encore ouvert. Je veillerai à ce qu’elle soit remerciée de son aide comme il convient, quand tout ce bordel sera calmé.
— Cassandra, vous m’entendez ? fit Auger.
— Fort et clair.
— Partez, maintenant. Nous allons nous débrouiller.
— Caliskan pourra vous emmener à bord de son vaisseau ? demanda-t-elle.
Caliskan se pencha dans le champ de la caméra.
— Je m’occuperai d’eux, ne vous inquiétez pas.
Maintenant qu’il le voyait en chair et en os, Floyd était plus sûr que jamais de l’avoir déjà rencontré – lui ou peut-être son frère. Caliskan regarda à travers un hublot circulaire ouvert dans la paroi du vaisseau.
— Pourquoi est-ce qu’elle ne décolle pas ? Elle n’a pas vu que la structure était on ne peut plus instable ?
Les éclairs flashèrent à nouveau, soulignant durement les traits de Caliskan, comme sur une photo détourée.
— L’orage approche, observa Floyd.
— Cassandra, appela Auger. Il y a un problème ?
Il n’y eut pas même un craquement en réponse. L’écran était vide. Avec un regard préoccupé, Caliskan s’assit au poste de pilotage et commença à actionner des commandes, méthodiquement au départ, puis avec une précipitation croissante.
— J’ai l’impression qu’il y a un problème, dit-il après une minute de ce petit manège.
— Une infiltration de furies ? demanda Auger d’une voix alarmée.
— Non… Le taux était vraiment très faible.
— Alors ?
— Alors, tout est mort, y compris les moniteurs. Le vaisseau est passé sur les générateurs de secours. Seules les fonctions de base sont assurées.
Il eut un hochement de tête en direction du hublot.
— Compte tenu de l’âge du vaisseau dans lequel vous êtes arrivés, il se pourrait que Cassandra ait les mêmes difficultés.
— Mais si ce ne sont pas les furies…, commença Auger.
Il y eut un autre éclair, plus proche et plus brillant que les précédents, et surtout plus violent. Un grondement métallique ébranla la plate-forme, transmettant des ondes de choc au vaisseau. Floyd eut l’impression qu’un train de marchandises passait.
— Je ne sais pas ce qui se passe, dit Auger, mais il faut qu’on se tire d’ici avant que l’orage frappe ou que la tour s’effondre. Ou les deux.
— Nous ne sommes pas près de partir d’ici, dit Caliskan. Je ne pense pas que ce soient des éclairs.
— Si ce ne sont pas des éclairs…, fit Auger, d’une voix soudain étranglée.
Lorsque Floyd entrevit son visage, son expression suffit à lui inspirer une sainte terreur.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en tendit la main vers elle.
— La Terre brûlée, répondit Auger. Ça a commencé. Un bombardement de missiles à partir de l’orbite.
— J’ai bien peur qu’elle n’ait raison, répondit Caliskan. Pour moi, ces éclairs évoquent plutôt des frappes nucléaires. À des centaines de kilomètres de là, et… on dirait qu’elles se rapprochent.
Auger se prit le visage à deux mains.
— Comme si nous n’avions pas encore assez dévasté cette planète…
— On s’en fera pour la planète plus tard, dit Floyd. Pour le moment, c’est notre peau qui a la priorité. Comment allons-nous faire décoller ce truc-là ? Pourquoi les vaisseaux ne marchent-ils plus ?
— Ils sont endommagés par les pulsations électromagnétiques, répondit Caliskan. Ces vaisseaux sont de conception thresher, et ils sont très dépendants de l’électronique. Ils ne sont pas conçus pour tolérer ce genre de conditions atmosphériques.
Floyd n’avait pas idée de ce que Caliskan pouvait bien raconter, mais il supposa que c’était grave.
— Vous allez réussir à le faire repartir ?
— Je ne sais pas, répondit Caliskan en s’acharnant sur les commandes comme s’il espérait les ranimer. Quand le système tente de se réactiver, il retombe aussi sec en rideau parce que les sous-systèmes sont encore défaillants. Si je pouvais court-circuiter la séquence de rebootage…
Ses doigts dansaient avec une rapidité démente sur son clavier, pendant que des colonnes de chiffres pâles et des symboles défilaient sur l’affichage.
— Continuez à essayer, dit Auger en remettant son casque. Je vais voir si Cassandra a eu plus de chance que nous…
— Pas la peine, dit Floyd en jetant un coup d’œil par le hublot vers l’autre vaisseau. Regardez. Elle vient par ici. Elle a dû décider qu’il était trop risqué de rester à bord de son appareil…
Cassandra avait revêtu un scaphandre spatial trouvé à bord de la navette. Soit l’inclinaison de la plate-forme s’était accentuée, soit les bourrasques s’étaient intensifiées, en tout cas, elle avançait laborieusement, pliée en deux comme une vieille femme au dos cassé, chaque pas semblant être le fruit d’une pénible réflexion. De temps à autre, un bout de métal arraché glissait sur le sol ou tranchait l’air, la manquant de peu.
— Doucement, souffla Floyd.
Il parcourut du regard la minuscule cabine du vaisseau de Caliskan, se demandant comment ils allaient tous tenir à bord, au cas très improbable où il réussirait à reprendre l’air.
— On dirait que les frappes nucléaires se sont un peu espacées, constata Auger en regardant par l’autre hublot. Peut-être qu’il y a quelqu’un, là-haut, qui a encore un peu de bon sens.
— Ne comptez pas trop là-dessus, répondit Caliskan.
L’inclinaison de la plate-forme métallique s’accentua à nouveau.
Floyd sentit avec horreur les signes avant-coureurs du dérapage alors que le vaisseau de Caliskan commençait à perdre son adhérence sur le plancher de métal.
— On va basculer par-dessus bord, dit-il, une nausée lui tordant l’estomac.
Tout à coup, ils s’immobilisèrent à nouveau, et l’inclinaison du sol sembla se rapprocher de l’horizontale. Il regarda Auger, puis Caliskan, mais à en juger par leur expression ils n’y comprenaient apparemment pas grand-chose non plus.
— Cassandra est presque là, dit Floyd. Vous devriez abaisser la rampe.
Et puis Cassandra ralentit son approche. Avec un effort évident, elle se raidit pour affronter le rugissement de la tempête et regarda sur sa gauche. Floyd suivit son regard aussi loin que l’angle restreint du hublot le permettait, et vit ce qui l’avait fait s’immobiliser.
— Il faut vraiment que vous voyiez ça, dit-il.
— Quoi donc ? répondit Auger, de l’autre côté de la cabine.
— Venez voir par vous-même.
Il attendit jusqu’à ce que son visage soit plaqué à côté du sien contre le même hublot.
Juste derrière la passerelle d’observation, un objet gigantesque montait majestueusement, entrant dans leur champ de vision : un bulbe énorme, où étincelaient des lumières mystérieuses organisées selon des courbes, des tourbillons et des symboles énigmatiques qui suggéraient le marquage lumineux d’un monstre marin tentaculaire, titanesque, comme monté des profondeurs pour engloutir leur pauvre petit vaisseau sans défense. Cassandra se dressait en ombre chinoise sur le fond de cette montagne de lumière mouvante, les bras légèrement écartés dans une attitude accueillante – ou implorante.
— Caliskan, dit Auger. Je pense que nous venons de recevoir de l’aide…
Caliskan regarda par-dessus son épaule sans cesser de pianoter sur le clavier.
— Que dites-vous ?
— Il y a une gigantesque masse de quincaillerie slasher qui monte le long de la tour…
Caliskan quitta le panneau de commande et prit la place de Floyd devant le hublot.
— Cette monstruosité a dû nous suivre, dit Floyd.
— Et Cassandra va vers elle, annonça Auger.
Caliskan retourna à ses commandes, laissant Floyd reprendre sa position auprès d’Auger.
— Mais que fait-elle ? s’étonna-t-il.
— Je ne sais pas, répondit Auger. On dirait qu’elle essaye de communiquer avec le…
Tels des rayons de soleil crevant les nuages, une multitude de rayons lumineux jaillirent d’une ouverture dans le ventre renflé du monstrueux vaisseau et déchirèrent le corps de Cassandra, agitant sa petite silhouette comme un drapeau. Quand les rayons lumineux disparurent, Cassandra était toujours là, debout, mais on voyait la lumière briller à travers les trous dentelés ouverts dans son corps. Puis elle s’effondra en tas, comme une poupée de chiffon, et la tempête, dont la violence allait croissant, la poussa vers le bord de la plate-forme métallique. Son corps inerte roula sur lui-même, fut arrêté par les montants de la rambarde, et y resta plaqué comme une loque qu’on aurait mise à sécher.
Des éclairs blancs, durs, trouèrent l’horizon.
L’énorme vaisseau commença à pivoter et dirigea une autre partie de sa structure dans l’axe de la plate-forme. Il était aussi énorme que le Hindenburg, estima Floyd, ou qu’un transporteur d’avions. Peut-être même plus. Une extravagance pareille n’avait rien à faire là, dans le ciel.
— On dirait qu’ils sont venus pour l’un de vous deux. Ou les deux, remarqua Caliskan, le visage grave.
— C’est vous qui les avez fait venir ? demanda Auger.
— Non. J’essayais de vous protéger d’eux. Ils doivent avoir une parade contre les furies. Ou bien ils veulent si terriblement je ne sais quoi qu’ils prendront tous les risques pour l’obtenir.
Le vaisseau slasher présentait maintenant son profil à la tour. Floyd repensa à un objet qu’il avait vu une fois dans un musée : un calmar remonté des profondeurs et conservé dans le formol, ses tentacules tirebouchonnés en une unique spirale. Le vaisseau avait un peu la même forme de fer de lance. Les symboles lumineux visibles sur ses flancs semblaient recouverts d’une couche de gelée translucide. Le bâtiment se rapprochait avec la lenteur d’un banc de brouillard luminescent.
— Ça n’a aucun sens, dit Auger. Je ne connais rien de leurs plans qu’ils ne sachent déjà eux-mêmes, et s’ils voulaient nous tuer ils auraient pu le faire depuis longtemps…
— Alors peut-être que je me suis trompé, dit Caliskan avec une soudaine nervosité. Peut-être que ce n’est pas Floyd et vous qui les intéressez, en fin de compte.
— Alors, ça ne laisse qu’une possibilité, répondit Floyd. Si ce n’est pas nous, si ce n’est pas vous, ça doit être quelque chose que nous avons apporté avec nous.
— Les documents, fit Auger.
Caliskan actionna une dernière fois les commandes et abandonna, résigné.
— Mettez vos casques et trouvez un coin où vous cacher sur la plate-forme.
— Ils vont nous trouver, dit Auger.
— Ils vous trouveraient aussi bien à bord de ce vaisseau. Dehors, avec la tempête et les interférences électriques, si vous vous bagarrez, vous avez une chance de rester en vie jusqu’à l’arrivée des renforts.
Auger soupesa les options.
— Je pense qu’il a raison, Floyd, conclut-elle sans enthousiasme.
— Vous n’avez pas le temps d’attendre que le sas effectue son cycle de dépressurisation, dit Caliskan. Il va falloir que je fasse sauter la porte extérieure dès que vous serez dedans.
Il passa la main sous son siège et en sortit un objet fondu qui ressemblait à l’idée que Salvador Dali aurait pu se faire d’un pistolet automatique.
— Prenez ça, dit-il en le tendant à Auger. Je suis sûr que vous trouverez le moyen de le faire marcher.
— Et vous ? demanda-t-elle.
— J’en ai un autre. Je vais tâcher de vous couvrir jusqu’à ce que vous soyez à l’abri.
— Merci.
Auger glissa l’arme dans la ceinture utilitaire de son scaphandre, puis elle aida Floyd à mettre son casque et à le verrouiller. Sa voix lui parvint, ténue et bourdonnante, par le circuit audio :
— Il doit y avoir un escalier qui descend vers l’étage inférieur. Essayons de le trouver.
— Allez-y, dit Caliskan. Vite !
Floyd franchit en premier la porte explosée. Il heurta durement le pont métallique, manquant atterrir à plat ventre. Il regarda en arrière juste à temps pour voir sortir Auger, un éclair figeant son expression derrière son casque de verre.
— À partir de maintenant, on ferait mieux d’observer le silence radio, dit-elle. Restez près de moi, on pourra crier si on a besoin de se faire entendre.
La paroi lumineuse du vaisseau slasher effleurait le troisième étage, le faisant osciller. Ce mastodonte aurait pu rentrer dans la tour et l’écraser comme une maquette en allumettes, la réduisant en échardes.
— Auger, vous avez une idée…
— Floyd, siffla-t-elle. Pas maintenant. Ils écoutent certainement nos transmissions.
Ils se déplaçaient accroupis, en crabe, en s’abritant derrière les débris, se faufilant d’ombre en ombre. Lorsqu’ils furent arrivés à ce qui semblait être le haut de la cage d’escalier, Auger posa une main sur l’épaule de Floyd et lui indiqua, à travers un tas de ferraille et de plaques de métal tordues, l’énorme masse du vaisseau. Elle lui fit, d’un doigt sur la visière de son casque, signe de se taire.
Une porte s’était ouverte sur le côté, formant un pont-levis au-dessus du vide entre le vaisseau en vol stationnaire et le troisième étage de la tour Eiffel. Des silhouettes émergeaient de l’ouverture brillamment illuminée : six personnages en scaphandre – des bulles blindées, sans joint apparent, brillantes et aux reflets changeants, comme si elles étaient faites de mercure. Ils s’avancèrent lentement sur le pont improvisé et, arrivés au niveau de la plate-forme inclinée, y prirent pied et poursuivirent leur approche avec circonspection. Ils marchaient droit, en posant le pied de façon délibérée avant de déporter leur poids et d’avancer l’autre pied.
Auger appuya sur le dos de Floyd comme si elle voulait le faire rentrer dans le sol. Ce qu’il fit, d’une certaine façon, en trouvant les marches de métal bosselé qui menaient vers le niveau inférieur. Il ne voulait pas penser à la distance sur laquelle ces marches descendaient – ou non, d’ailleurs.
Elle effleura son casque avec le sien, lui parla à travers le verre :
— Il faut qu’on descende.
— Je veux savoir ce que ces types attendent de Caliskan.
— Laissez tomber, Floyd. Vous ne comprenez pas que ce n’est pas lui qui nous a tendu un piège ?
— Fillette, quelqu’un nous en a tendu un, et j’ai eu des doutes à propos de ce type à la minute où je l’ai vu.
— Eh bien, peut-être que c’est quelqu’un qui l’a piégé, dit Auger. C’est tellement difficile à imaginer ?
Les hommes en scaphandre d’argent se déployèrent et se frayèrent prudemment un chemin dans le labyrinthe de pièges et de chausse-trappes qu’était la surface de la plate-forme. Ils étaient encordés par un réseau de fils d’argent ténus, directement extrudés par leurs scaphandres et qui formaient une sorte de hamac mouvant au-dessus de leurs têtes, les reliant par le haut de leurs casques.
Caliskan apparut à l’entrée de son vaisseau, l’arme au poing. Il s’abrita derrière le montant de la porte, visa le plus proche trio d’hommes qui avançaient vers lui et les zappa : une ligne de lumière brillante jaillit du canon, atteignant le personnage central. Son armure métallique s’évapora en un éclair, révélant un être humain qui faisait le dos rond. Caliskan recula, ajouta un système à son arme et tira un autre coup en direction de l’homme désormais vulnérable, dont le bras droit disparut dans un nuage au niveau du coude. Il se plia en deux. Mais avant que Caliskan ait eu le temps de faire feu à nouveau les armures d’argent des deux hommes indemnes qui l’entouraient devinrent diffuses et s’expansèrent pour englober leur camarade dans une cape protectrice.
Caliskan réarma et projeta un autre rayon mortel vers les armures d’argent fusionnées. À présent, elles résistaient : elle s’enflaient, vacillaient brièvement, mais ne se dissipaient pas. Floyd se demanda quand les hommes riposteraient au lieu de se contenter d’encaisser. Il n’avait pas plus tôt pensé cela qu’une lumière émanant du vaisseau vint frapper Caliskan à la tête.
Il s’effondra à côté de son vaisseau et son arme lui échappa.
Floyd considéra que ça répondait aux doutes que l’homme lui inspirait.
Les six hommes n’avaient qu’un blessé à déplorer. Pendant que trois d’entre eux enjambaient le corps de Caliskan et commençaient à examiner son vaisseau, les trois autres poursuivirent leur chemin le long de la plate-forme vers Cassandra, toujours drapée sur la rambarde comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.
Auger tapota le coude de Floyd et lui montra l’escalier qui descendait. Floyd lui fit signe d’attendre, partagé entre la peur et le besoin dévorant de savoir ce qui intéressait ces hommes. Cassandra était morte. Pourquoi son corps les intéressait-il tellement ?
Une explosion plus brillante que les précédentes déchira l’horizon. Floyd ferma précipitamment les yeux, mais il vit tout en négatif alors que la lumière traversait tout, même le métal. Quelques secondes plus tard, la vibration, qui rappelait le passage d’un train de marchandises, ébranla à nouveau la tour.
— Ça se rapproche, dit Auger.
Elle avait la main posée sur la forme fondue de l’arme que Caliskan lui avait donnée, mais elle ne l’avait pas encore enlevée de sa ceinture.
Il risqua à nouveau un coup d’œil vers l’autre bout de la plateforme. Les trois silhouettes étaient debout devant la forme inerte de Cassandra. Leur armure d’argent avait fusionné et extrudait à présent, au niveau de la poitrine, un tentacule épais, ramifié, aussi gros que la cuisse. Avec une sorte de vulgarité inquisitrice, le tentacule palpa Cassandra en différents endroits, sans violence, méthodiquement, comme s’il essayait de détecter le moindre souffle de vie.
— Que cherchent-ils ? demanda Floyd d’une voix tremblante.
— Je ne sais pas, répondit Auger.
Les trois silhouettes reculèrent d’un même mouvement. Le tentacule d’argent prit soudain de l’élan et plongea dans la poitrine de Cassandra. L’ensemble fit encore un pas en arrière, enlevant le corps empalé de la rambarde. Puis le tentacule fit un mouvement brusque, trop rapide pour que le regard le suive, et le corps embroché éclata en cinq ou six morceaux.
Le tentacule ensanglanté réintégra l’armure fusionnée et au bout de quelques instants les trois hommes se séparèrent, redevenant des entités distinctes. Ils regardèrent autour d’eux, s’écartèrent les uns des autres et recommencèrent à fouiller le pont.
— Quelle que soit la raison pour laquelle ils sont venus ici, ils n’ont pas fini, dit Auger.
Elle tira le pistolet fondu et le pressa contre sa poitrine, prête à en faire usage.
Floyd baissa les yeux. Elle avait dû déjà se rendre compte que l’escalier n’offrait aucune issue. Il finissait à moins d’une douzaine de marches en dessous d’eux, suspendu inutilement au-dessus du vide. Il y avait au moins une trentaine de mètres entre ce niveau et celui du dessous, et les moyens d’y arriver se limitaient à la cage d’ascenseur – à supposer qu’elle ne soit pas interrompue elle aussi – et aux montants qui formaient les pieds de la tour.
Ils ne fuiraient pas par-là.
Floyd jeta un coup d’œil vers le vaisseau de Caliskan. Deux hommes étaient entrés dedans et le troisième attendait dehors. Floyd tapota l’épaule d’Auger pour attirer son attention juste au moment où l’un des hommes ressortait avec une caisse. Un instant plus tard, le deuxième revenait avec les deux derniers cartons de documents.
Floyd jeta un coup d’œil aux trois autres. Ils avaient abandonné les restes de Cassandra. Quoi qu’ils soient venus chercher, ils ne l’avaient apparemment pas trouvé sur elle – ni dedans.
Il ramena son attention vers les autres, sentant qu’Auger changeait de position, levant son pistolet d’argent. Deux hommes étaient debout dehors avec les trois caisses, le troisième était retourné à l’intérieur.
— Doucement, dit-il à Auger.
C’est alors qu’il remarqua un élément nouveau, tout près d’eux : une trace métallique dans l’air, comme un millier d’abeilles scintillantes, qui faisait mouvement vers la tour en luttant contre la force du vent. Il pensa d’abord que le phénomène était lié aux hommes qui avaient tué Cassandra et Caliskan. Mais la traînée s’approchait d’eux furtivement, par une série de feintes, suggérant qu’elle était aussi soucieuse qu’Auger et Floyd d’éviter d’attirer leur attention. Elle se positionna au-dessus d’eux, en se dissimulant dans des recoins. Elle s’infléchissait et coulait, formant des schémas et des formes fugitives.
Floyd tapota l’épaule d’Auger pour lui montrer le phénomène, qu’elle n’avait pas encore repéré. Elle tiqua et tourna son arme vers la nuée qui eut une sorte de mouvement de recul, mais ne quitta pas l’abri de la cage d’escalier. Le pistolet tremblait dans la main d’Auger, qui s’abstint toutefois de tirer. Et puis, très lentement, elle abaissa son arme.
Pendant quatre ou cinq secondes il ne se passa rien.
Soudain, le halo d’étoiles clignotantes plongea sur Auger, s’enroula autour de son casque. Auger se débattit, essaya de les chasser comme des mouches, poussa un cri de terreur et de douleur… puis fut brutalement réduite au silence. Horrifié, Floyd regarda le nuage scintillant se contracter et s’insinuer dans son casque, la réduisant à l’immobilité.
L’escalier s’ébranla alors, des boulons rouillés se détachèrent et tombèrent dans le vide, en dessous d’eux. Des tonnes de métal s’écrasèrent à travers les plaques rouillées de la plate-forme du troisième étage et continuèrent à tomber, à dégringoler vers le pied de la tour. Des cris et des gémissements de métal torturé trouèrent la nuit.
Pour Floyd, ce fut comme un déclic. Il se précipita sur Auger, écarta ses doigts raides et lui prit son arme. Le pistolet semblait avide de se laisser faire, et il eut l’impression qu’il grouillait dans sa main comme s’il était vivant, aussi fragile et léger qu’une feuille d’aluminium.
Auger était restée parfaitement immobile, une constellation de lumières clignotantes vibrionnant derrière le verre de sa visière.
Ils avaient donc réussi à l’avoir. Ce sera bientôt mon tour, présuma Floyd. Il n’avait aucun moyen de quitter cette tour, et les Slashers, qui venaient de les repérer, arrivaient droit sur eux.
Il pointa l’arme sur la plus proche silhouette d’argent et appuya sur le bouton pareil à un téton qu’il espérait être une détente.
L’arme s’anima dans sa main, se tortilla comme une anguille et cracha une décharge. L’étrange armure de la silhouette se désagrégea comme de la cendre dans le vent. Floyd tira à nouveau, touchant le Slasher désormais à découvert. Il tomba sur le pont, parmi l’amas de métal tordu, déchiqueté.
Les cinq autres joignirent alors leurs forces. Les trois qui se trouvaient près du vaisseau de Caliskan se rapprochèrent en faisant fusionner leurs armures. Les deux autres en firent autant et commencèrent à s’avancer vers le trio. Floyd visa le plus gros groupe avec son arme. Il sentit qu’elle changeait encore de forme dans ses mains, fit feu et l’armure d’argent se dissipa, se dispersa en tourbillons scintillants. Cette fois, les dégâts furent beaucoup moins importants, les armures combinées formant une sorte de bouclier renforcé.
À côté de lui, Auger remua.
— Donnez-moi ça, dit-elle.
Elle lui prit l’arme des mains avant qu’il ait eu le temps de répondre. Elle procéda rapidement à quelques réglages, sortit de sa cachette et tira, avec une vitesse et une précision surprenantes, des giclées successives, jusqu’à ce que le canon soit aussi brillant que du fer fondu. Ses premiers coups avaient contraint les Slashers à s’abriter, les suivants avaient été dirigés sur le vaisseau proprement dit, et plus particulièrement ses hublots.
Elle se tapit à nouveau à l’abri.
— J’ai gagné un peu de temps. J’espère que ça suffira.
— On peut parler ?
— Pour l’instant, oui. Mes renforts brouillent leurs communications et leurs activités de capteurs.
— Vos renforts ?!
— Je vous expliquerai.
Floyd baissa les yeux juste à temps pour voir une trace lumineuse floue filtrer dans l’espace séparant les montants de la tour, entre le deuxième et le troisième étage. Il la suivit de son mieux à travers une sombre complexité de montants métalliques, distingua une autre masse mouvante de lumières qui éclipsait la première. Floyd suivit les formes minces, souples, qui s’incurvaient vers le haut. Elles atteignirent un point culminant avant de faire demi-tour et de replonger vers la base de la tour. Elles se déplaçaient si vite qu’elles traçaient des lignes déchiquetées dans l’air, des vortex qui aspiraient les débris épars.
— Expliquez-moi, s’il vous plaît, dit-il.
— Je vais essayer. Vous avez vu ce qui vient d’arriver ?
— Quand je vous ai vue mourir, vous voulez dire ?
— Personne n’est mort. Surtout pas Auger. Mais ce n’est pas elle qui vous parle, là, tout de suite.
— Vous vous sentez bien, fillette ?
— C’est à Cassandra que vous parlez. Les petites machines que vous avez vues m’appartiennent.
— Mais on vous a vue mourir !
— Vous avez vu mourir mon corps. Mais les machines ont réagi à temps. Elles ont fui mon corps à l’instant de la mort, avant que les agresseurs de Niagara aient eu le temps de les subsumer et de les interroger. Maintenant, elles utilisent Auger comme hôte de secours.
— C’est ce que vous… venez de faire ?
— Ce n’est pas si facile, dit-elle, sur la défensive. Ces machines ne peuvent encoder et transférer qu’une ombre de ma personnalité et de mes souvenirs. Croyez-moi, mourir n’est pas une chose que j’envisage de gaieté de cœur. Surtout ici.
Floyd leva à nouveau les yeux. Les hommes d’argent avaient stoppé leur lente progression. Ils hésitaient, dissimulés entre leur vaisseau et la proie qu’ils recherchaient.
— Peut-être qu’on pourrait remettre cette conversation à plus tard…, commença-t-il.
— Je veux que vous sachiez ce qui se passe, Floyd. Je vais contrôler Auger jusqu’à ce qu’on soit sortis de ce merdier. Et puis elle décidera ce qu’elle veut faire de moi.
— Quelles seront les solutions à sa disposition ?
— Elle pourra continuer à m’héberger jusqu’à ce que nous trouvions un hôte fédéré convenable, ou elle pourra m’ordonner de partir et de mourir. Quoi qu’il arrive, je vous assure qu’elle n’a rien à craindre.
— Elle vous a autorisée à faire ça ?
— Je n’ai pas pris le temps de le lui demander. Les choses, comme vous l’avez sans doute remarqué, arrivent à un point culminant.
L’énorme vaisseau slasher était attaqué. Des engins plus petits – deux au moins – l’assaillaient avec des rayons lumineux qui obligèrent Floyd à plisser les yeux. Il se força à détourner le regard.
— Vos tuniques bleues ? demanda-t-il.
— Pardon ? J’ai demandé de l’aide dès que nous avons quitté Mars, mais je ne savais pas combien de vaisseaux seraient en mesure de réagir.
— On va gagner, ce coup-là ?
— Ça risque d’être juste.
Le plus gros vaisseau ripostait. Floyd risqua un coup d’œil entre ses paupières étrécies, vit des rayons lumineux parallèles jaillir des hublots intacts alignés sur ses flancs, les reliant aux assaillants aériens. Les trois vaisseaux de l’engagement se protégeaient avec des boucliers mobiles : des plaques galbées de matière translucide qui coulissaient sur la coque, se recourbaient et fluctuaient pour s’ajuster à sa forme changeante. Lorsqu’un rayon faisait mouche, l’un des boucliers se précipitait pour absorber les dégâts, et ses bords se mettaient à briller comme une feuille de papier qui prenait feu. Au bout de quelques secondes, le bouclier se consumait, laissait la place à une sorte d’éruption de lumière et explosait en une pluie d’étincelles qui arrosaient le Champ-de-Mars.
Il devint vite évident que c’était le gros vaisseau qui souffrait le plus. Les mouvements de ses boucliers devenaient à la fois plus frénétiques et trop visqueux pour parer les assauts implacables des plus petits engins. Au tiers de sa longueur, une explosion déchira sa coque, faisant enfler la bulle translucide en plis pareils à des pétales évoquant la blessure de sortie d’une balle. Un quadrillage de machines étincelantes apparut à travers l’ouverture. Une série d’explosions plus petites se succédèrent jusqu’à la queue du vaisseau. Sous la couche translucide, les symboles lumineux commencèrent à se déformer et à fluctuer, perdant de leur netteté.
— Il est mourant, commenta Cassandra, par la voix d’Auger.
Les deux groupes slashers s’étaient redivisés en individus. Trois des hommes d’argent se ruèrent vers les caisses de documents, les ramassèrent et repartirent vers la rampe qui retournait au vaisseau blessé. Les deux autres, soudain apparemment indifférents au sort de leurs compagnons ou à leurs chances personnelles de salut, reprirent leur progression vers Floyd et Auger.
La rampe d’accès oscillait au gré des mouvements du vaisseau en péril, qui s’efforçait de maintenir sa position près de la tour. L’espace d’un moment, les trois hommes d’argent semblèrent sur le point de trébucher et de tomber dans l’abîme, emportant leur précieux fardeau avec eux. Mais ils arrivèrent à bon port et se ruèrent à l’intérieur alors que la rampe d’accès se rétractait lentement dans le vaisseau dont l’écoutille se referma comme la mâchoire d’une baleine repue.
De nouvelles déflagrations criblèrent le vaisseau sur toute sa longueur. La queue pendait maintenant plus bas que le nez comme si – absurdement – le bâtiment prenait l’eau. L’un des appareils assaillants avait pris un coup fatal et perdait lentement de l’altitude. Une fumée noire comme de l’encre sortait en bouillonnant d’une entaille dans son flanc. Floyd le regarda tomber en décrivant une spirale mortelle, tournoyante, jusqu’à ce qu’il finisse par exploser du côté de Montparnasse.
Les deux hommes d’argent se rapprochaient lentement de l’endroit où se tenaient Floyd et Auger/Cassandra.
— Bon, Floyd, il faut vraiment qu’on s’en aille. J’ai envoyé de petits nuages de machines dans les deux navettes, dans l’espoir de récupérer un certain contrôle.
— Et ?
— Les deux vaisseaux commencent à se remettre de la surcharge électromagnétique. Notre meilleure chance de nous tirer de là, c’est la navette de Caliskan : elle est plus petite, plus rapide, et elle risque moins d’être interceptée par les armes de défense.
— Alors, qu’est-ce qu’on attend ?
De l’autre côté des ruines du troisième étage, l’attention de Floyd fut alors attirée vers le bâtiment en perdition. Une trappe s’ouvrit sur son dos, et un objet en forme de pépin en jaillit à toute vitesse. Au départ, Floyd pensa que c’était encore une arme, mais l’objet continua à monter, crachant le feu par une extrémité fuselée.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Un véhicule de sauvetage d’urgence. Mais il n’ira pas loin.
Le petit vaisseau restant s’écarta brusquement du gros bâtiment, dans un effort évident pour intercepter l’autre appareil. Il y eut un bref échange de tirs entre les deux engins, puis le véhicule de sauvetage creva la couverture de nuages. La structure grise qui évoquait un édredon molletonné fut illuminée par un éclair en zigzag aussitôt suivi par un long roulement de tonnerre. Par une faille entre les nuages, Floyd entrevit une dernière fois l’engin qui se frayait un chemin vers l’orbite, striant la nuit comme une étoile filante.
— On dirait bien qu’il a réussi à s’en sortir, pourtant.
— Ils n’ira pas loin. Les intercepteurs de l’espace circumterrestre vont lui régler son compte.
Le bâtiment principal ne pouvait plus maintenir sa position ni son altitude. Sa coque enfiévrée par une danse de symboles brouillés avait basculé à quarante-cinq degrés et crachait des flammes et de la fumée. Il commença à pivoter et ses extrémités inférieures entrèrent en contact avec l’un des quatre supports principaux de la plateforme. Toute la structure glissa latéralement de quelques mètres, dans un terrible bruit de métal supplicié. Par la cage d’escalier, Floyd vit des tonnes de ferraille s’abattre sur la ville. Mais le vaisseau agonisant n’était pas encore mort. Il tournait toujours sur lui-même, appuyé contre ce qui restait de la partie supérieure de la tour. Une autre secousse manqua les précipiter à bas de leur étroit abri.
— Regardez ! hurla Floyd.
Le petit vaisseau en forme d’hameçon qui avait été celui de Caliskan glissa par-dessus le bord de la plate-forme et dégringola en faisant des tonneaux et en rebondissant contre la résille métallique des pattes de la tour. Arrivé en bas, il explosa en une boule de feu grouillante de circonvolutions. Floyd sentit la tour basculer plus violemment que jamais. L’appareil avec lequel ils s’étaient posés avait glissé vers le milieu de la plate-forme, dont l’inclinaison s’accentuait. Il s’en fallait désormais d’un rien pour le précipiter dans le vide.
— Notre mode d’évasion préféré n’a pas supporté le climat du quartier, commenta Floyd.
— Eh bien, nous allons être obligés de nous rabattre sur l’autre. Nous ne saurons s’il peut voler qu’une fois à bord. Et à ce moment-là nous n’aurons plus la possibilité de revenir ici.
— Je suis prêt à courir le risque.
— C’est parti !
Auger quitta le couvert de la cage d’escalier, Floyd sur ses talons. Ils avancèrent en crabe, luttant contre les violentes bourrasques, s’abritant derrière des obstacles chaque fois que c’était possible. Auger tira à plusieurs reprises avec le pistolet, avec la précision inhumaine dont elle avait déjà fait preuve. L’arme n’infligeait que des blessures superficielles aux deux hommes d’argent – soit sa puissance commençait à diminuer, soit les hommes avaient renforcé leur armure –, les obligeant toutefois à ralentir leur marche en avant. Alors, un tentacule de lumière argentée sortit de leur armure fusionnée en direction du Vingtième-Siècle-SA pour bloquer l’accès à la porte. Le tentacule fléchissait et ondulait dans le vide. Dans le même temps, deux tentacules plus minces se dirigeaient vers Auger et Floyd, s’agitant au-dessus d’eux comme deux cordages en folie. Auger fit feu à plusieurs reprises, visant les tentacules et le corps principal dont ils étaient issus. Sa précision était toujours infaillible, mais Floyd voyait qu’elle était plus économe de ses tirs.
— Ils sont affaiblis, dit-elle, haletante. Ils ne pourront maintenir indéfiniment leur blindage. Mais je vais manquer de jus.
Ils n’étaient plus qu’à une dizaine de pas de la navette, abrités de façon précaire derrière une masse de métal effondré. La porte était maintenant obstruée par la forme flexible du tentacule principal. Ils savaient qu’ils ne passeraient pas vivants à travers, pas après ce qui était arrivé à Cassandra.
— Nous n’allons pas renoncer comme ça, dit Floyd.
— Il n’en est pas question. Mais ces salves contrôlées ne suffisent pas. Je dispose encore de six décharges à puissance normale. Je vais les utiliser d’un seul coup. L’arme n’y résistera pas, mais ça n’a plus d’importance maintenant.
— Faites ce qu’il faut.
Elle procéda aux ajustements nécessaires sur l’arme.
— Quoi qu’il arrive, dit-elle, vous allez piquer un sprint jusqu’au sas et entrer dans le vaisseau. Si je ne suis pas derrière vous, ne restez pas sur place.
— Je n’irai nulle part sans vous.
— Les machines s’occuperont de tout. Espérons seulement que nous n’en arriverons pas là.
Les tentacules qui s’agitaient au-dessus d’eux commencèrent à descendre en s’étrécissant, formant des lames effilées, pareilles à des fleurets.
— Quoi que vous ayez prévu de faire, dit Floyd, ce serait le moment…
Elle pointa l’arme en la tenant à bout de bras, visant le corps fusionné des Slashers. L’arme tira comme précédemment, mais beaucoup plus puissamment. Le rayon lumineux poignarda les silhouettes fusionnées, liquéfia leur blindage dans un éclair d’argent, et puis l’arme elle-même s’embrasa dans la main d’Auger et explosa dans une éruption de lumière. Elle jeta la masse fondue, lamentable, avec un cri de rage.
— Courez ! hurla-t-elle.
Les ultimes salves avaient infligé des dégâts considérables aux Slashers. Leur armure frémissait, tremblotait autour d’eux comme de la gelée. Les tentacules effilés s’étaient rétractés dans la masse principale, et celui qui barrait l’accès à la porte, tranché net, se tordait au sol comme un serpent décapité. L’accès à la navette était maintenant dégagé. Floyd se précipita et tira la poignée rayée, massive, qui servait à ouvrir le sas du dehors. À son grand soulagement, la porte s’éclipsa dans la coque et le laissa entrer dans le minuscule sas. Il regarda par-dessus son épaule, s’attendant à ce qu’Auger/Cassandra vienne se coller à lui d’un instant à l’autre.
Elle n’était pas là. Elle était encore à l’endroit d’où elle avait tiré ses dernières cartouches, mais elle était tombée sur le côté, son gant droit transformé en une horreur noire, calcinée par la fusion de l’arme. Elle rampait péniblement sur le sol métallique, centimètre par centimètre.
— Floyd, dit-elle avec difficulté. Fichez le camp ! Partez, tout de suite !
— Je ne vous laisserai pas !
Il jaillit de la navette et courut vers elle.
— Tirez-vous… d’ici…, bredouilla-t-elle.
Il s’agenouilla et la souleva au prix d’un effort presque insurmontable. Ils portaient tous les deux de lourds scaphandres, et Floyd n’était pas spécialement entraîné pour ce genre d’opération.
— Personne n’abandonnera personne, dit-il en essayant de rééquilibrer son poids dans ses bras afin de ne pas basculer lorsqu’il se redresserait. J’ai remarqué que vous étiez moins pressée d’abandonner le corps d’Auger que le vôtre…
— Mon corps était… à moi… j’étais libre d’en disposer, articula-t-elle. On… ne fait pas ça avec le corps d’un autre…
Floyd se redressa tant bien que mal, reprit son équilibre et repartit vers le vaisseau qui les attendait.
Arrivé à la porte de la navette, il déposa Auger dans le sas, se contorsionna pour entrer dans l’espace exigu, trouva la sœur jumelle de la manette rayée qu’il avait tirée de l’extérieur, l’abaissa violemment et attendit que la porte se referme.
En bas, au pied de la tour, le vaisseau slasher abattu avait heurté le sol. Tandis que la porte coulissait, Floyd le regarda mourir, le nez enfoncé dans la glace et le feu. La carcasse s’effondra sur elle-même, fleurissant de mille explosions miniatures. À côté, la tour s’ébranla, comme par sympathie, délogeant de nouveaux éléments de sa superstructure dévastée.
— Je pense que les vœux de Guy de Maupassant vont finalement être exaucés, dit l’Américain.
Il eut une ultime vision de la tour et du Champ-de-Mars alors que la navette remontait dans les nuages. Des explosions phénoménales déchirèrent ce qui restait de la carcasse du vaisseau fédéré écrabouillé. Des ondes de choc parfaitement circulaires s’éloignaient de la scène vers le bouclier du Périphérique. Paris était ébranlé. Lentement, comme une gigantesque girafe blessée, la tour acheva de s’effondrer. L’un des jambages qui supportaient la plateforme du troisième étage ploya et se fragmenta en un million d’échardes de fer. Les trois autres piliers ne pouvaient supporter seuls ce qui restait de la structure. Ils essayèrent portant, pendant plusieurs longues secondes, mais un processus était amorcé, dont l’issue était inéluctable. Après des siècles de statu quo, la gravité l’emportait sur les poutrelles de fer tordues et les boulons rouillés. La tour accentua son inclinaison, et les derniers supports commencèrent lentement à fléchir sous l’effet des tensions conflictuelles. Des poutrelles de cent tonnes, libérées, se tordirent dans le vide. Alors que des milliers de tonnes de métal s’effondraient comme un château de cartes, un voile de glace réduite en poudre s’éleva de plusieurs centaines de mètres dans l’air, camouflant les derniers moments de la tour. Floyd vit le troisième étage s’incliner dans cette blancheur, au milieu d’un bredouillement d’éclairs déchiquetés, et puis il détourna les yeux, incapable de contempler le désastre jusqu’à la fin.
Il décida que, malgré tous ses défauts, il préférait son Paris à lui.
L’idée de ne jamais le revoir lui parut insupportable.